法语阅读:追忆似水年华35
J’ai raconté bien auparavant ma stupéfaction qu’un ami de mon père comme était M. de Norpois e t pu s’exprimer ainsi en parlant de moi. J’en éprouvai une plus grande encore à savoir que mon émoi de ce jour ancien où j’avais parlé de Mme Swann et de Gilberte était connu par la princesse de Guermantes de qui je me croyais ignoré. Chacune de nos actions, de nos paroles, de nos attitudes est séparée du monde , des gens qui ne l’ont pas directement per ue, par un milieu dont la perméabilité varie à l’infini et nous reste inconnue ; ayant appris par l’expérience que tel propos important que nous avions souhaité vivement être propagé (tels ceux si enthousiastes que je tenais autrefois à tout le monde et en toute occasion sur Mme Swann, pensant que parmi tant de bonnes graines répandues il s’en trouverait bien une qui lèverait) s’est trouvé, souvent à cause de notre désir même, immédiatement mis sous le boisseau, combien à plus forte raison étions-nous éloigné de croire que telle parole minuscule, oubliée de nous-même, voire jamais prononcée par nous et formée en route par l’imparfaite réfraction d’une parole différente, serait transportée, sans que jamais sa marche s’arrêtat, à des distances infinies – en l’espèce jusque chez la princesse de Guermantes – et allat divertir à nos dépens le festin des dieux. Ce que nous nous rappelons de notre conduite reste ignoré de notre plus proche voisin ; ce que nous en avons oublié avoir dit, ou même ce que nous n’avons jamais dit, va provoquer l’hilarité jusque dans une autre planète, et l’image que les autres se font de nos faits et gestes ne ressemble pas plus à celle que nous nous en faisons nous-même qu’à un dessin quelque décalque raté, où tant t au trait noir correspondrait un espace vide, et à un blanc un contour inexplicable. Il peut du reste arriver que ce qui n’a pas été transcrit soit quelque trait irréel que nous ne voyons que par complaisance, et que ce qui nous semble ajouté nous appartienne au contraire, mais si essentiellement que cela nous échappe. De sorte que cette étrange épreuve qui nous semble si peu ressemblante a quelquefois le genre de vérité, peu flatteur certes, mais profond et utile, d’une photographie par les rayons X. Ce n’est pas une raison pour que nous nous y reconnaissions. Quelqu’un qui a l’habitude de sourire dans la glace à sa belle figure et à son beau torse, si on lui montre leur radiographie aura, devant ce chapelet osseux, indiqué comme étant une image de lui-même, le même soup on d’une erreur que le visiteur d’une exposition qui, devant un portrait de jeune femme, lit dans le catalogue : Dromadaire couché . Plus tard, cet écart entre notre image selon qu’elle est dessinée par nous-même ou par autrui, je devais m’en rendre compte pour d’autres que moi, vivant béatement au milieu d’une collection de photographies qu’ils avaient tirées d’eux-mêmes tandis qu’alentour grima aient d’effroyables images, habituellement invisibles pour eux-mêmes, mais qui les plongeaient dans la stupeur si un hasard les leur montrait en leur disant : C’est vous.
Il y a quelques années j’aurais été bien heureux de dire à Mme Swann à quel sujet j’avais été si tendre pour M. de Norpois, puisque ce sujet était le désir de la conna tre. Mais je ne le ressentais plus, je n’aimais plus Gilberte. D’autre part, je ne parvenais pas à identifier Mme Swann à la Dame en rose de mon enfance. Aussi je parlai de la femme qui me préoccupait en ce moment.
– Avez-vous vu tout à l’heure la duchesse de Guermantes ? demandai-je à Mme Swann.
Mais comme la duchesse ne saluait pas Mme Swann, celle-ci voulait avoir l’air de la considérer comme une personne sans intérêt et de la présence de laquelle on ne s’aper oit même pas.
– Je ne sais pas, je n’ai pas réalisé, me répondit-elle d’un air désagréable, en employant un terme traduit de l’anglais.
J’aurais pourtant voulu avoir des renseignements non seulement sur Mme de Guermantes mais sur tous les êtres qui l’approchaient, et, tout comme Bloch, avec le manque de tact des gens qui cherchent dans leur conversation non à plaire aux autres mais à élucider, en égo stes, des points que les intéressent, pour tacher de me représenter exactement la vie de Mme de Guermantes, j’interrogeai Mme de Villeparisis sur Mme Leroi.