法语阅读:追忆似水年华38
– Puisque je vois que vous allez dans le monde maintenant, faites-moi donc le plaisir de venir me voir. Mais c’est assez compliqué, ajouta-t-il d’un air d’inattention et de calcul, et comme s’il s’était agi d’un plaisir qu’il avait peur de ne plus retrouver une fois qu’il aurait laissé échapper l’occasion de combiner avec moi les moyens de le réaliser. Je suis peu chez moi, il faudrait que vous m’écriviez. Mais j’aimerais mieux vous expliquer cela plus tranquillement. Je vais partir dans un moment. Voulez-vous faire deux pas avec moi ? Je ne vous retiendrai qu’un instant.
– Vous ferez bien de faire attention, monsieur, lui dis-je. Vous avez pris par erreur le chapeau d’un des visiteurs.
– Vous voulez m’empêcher de prendre mon chapeau ?
Je supposai, l’aventure m’étant arrivée à moi-même peu auparavant, que, quelqu’un lui ayant enlevé son chapeau, il en avait avisé un au hasard pour ne pas rentrer nu-tête, et que je le mettais dans l’embarras en dévoilant sa ruse. Je lui dis qu’il fallait d’abord que je dise quelques mots à Saint-Loup. Il est en train de parler avec cet idiot de duc de Guermantes, ajoutai-je. – C’est charmant ce que vous dites là, je le dirai à mon frère. – Ah ! vous croyez que cela peut intéresser M. de Charlus ? (Je me figurais que, s’il avait un frère, ce frère devait s’appeler Charlus aussi. Saint-Loup m’avait bien donné quelques explications là-dessus à Balbec, mais je les avais oubliées.) – Qui est-ce qui vous parle de M. de Charlus ? me dit le baron d’un air insolent. Allez auprès de Robert. Je sais que vous avez participé ce matin à un de ces déjeuners d’orgie qu’il a avec une femme qui le déshonore. Vous devriez bien user de votre influence sur lui pour lui faire comprendre le chagrin qu’il cause à sa pauvre mère et à nous tous en tra nant notre nom dans la boue .
J’aurais voulu répondre qu’au déjeuner avilissant on n’avait parlé que d’Emerson, d’Ibsen, de Tolsto , et que la jeune femme avait prêché Robert pour qu’il ne b t que de l’eau ; afin de tacher d’apporter quelque baume à Robert de qui je croyais la fierté blessée, je cherchai à excuser sa ma tresse. Je ne savais pas qu’en ce moment, malgré sa colère contre elle, c’était à lui-même qu’il adressait des reproches. Même dans les querelles entre un bon et une méchante et quand le droit est tout entier d’un c té, il arrive toujours qu’il y a une vétille qui peut donner à la méchante l’apparence de n’avoir pas tort sur un point. Et comme tous les autres points, elle les néglige, pour peu que le bon ait besoin d’elle, soit démoralisé par la séparation, son affaiblissement le rendra scrupuleux, il se rappellera les reproches absurdes qui lui ont été faits et se demandera s’ils n’ont pas quelque fondement.
– Je crois que j’ai eu tort dans cette affaire du collier, me dit Robert. Bien s r je ne l’avais pas fait dans une mauvaise intention, mais je sais bien que les autres ne se mettent pas au même point de vue que nous-même. Elle a eu une enfance très dure. Pour elle je suis tout de même le riche qui croit qu’on arrive à tout par son argent, et contre lequel le pauvre ne peut pas lutter, qu’il s’agisse d’influencer Boucheron ou de gagner un procès devant un tribunal. Sans doute elle a été bien cruelle ; moi qui n’ai jamais cherché que son bien. Mais, je me rends bien compte, elle croit que j’ai voulu lui faire sentir qu’on pouvait la tenir par l’argent, et ce n’est pas vrai. Elle qui m’aime tant, que doit-elle se dire ! Pauvre chérie ; si tu savais, elle a de telles délicatesses, je ne peux pas te dire, elle a souvent fait pour moi des choses adorables. Ce qu’elle doit être malheureuse en ce moment ! En tout cas, quoi qu’il arrive je ne veux pas qu’elle me prenne pour un mufle, je cours chez Boucheron chercher le collier. Qui sait ? peut-être en voyant que j’agis ainsi reconna tra-t-elle ses torts. Vois-tu, c’est l’idée qu’elle souffre en ce moment que je ne peux pas supporter ! Ce qu’on souffre, soi, on le sait, ce n’est rien. Mais elle, se dire qu’elle souffre et ne pas pouvoir se le représenter, je crois que je deviendrais fou, j’aimerais mieux ne la revoir jamais que de la laisser souffrir. Qu’elle soit heureuse sans moi s’il le faut, c’est tout ce que je demande. écoute, tu sais, pour moi, tout ce qui la touche c’est immense, cela prend quelque chose de cosmique ; je cours chez le bijoutier et après cela lui demander pardon. Jusqu’à ce que je sois là-bas, qu’est-ce qu’elle va pouvoir penser de moi ? Si elle savait seulement que je vais venir ! à tout hasard tu pourras venir chez elle ; qui sait, tout s’arrangera peut-être. Peut-être, dit-il avec un sourire, comme n’osant croire à un tel rêve, nous irons d ner tous les trois à la campagne. Mais on ne peut pas savoir encore, je sais si mal la prendre ; pauvre petite, je vais peut-être encore la blesser. Et puis sa décision est peut-être irrévocable.