法语阅读:追忆似水年华42
– Vous vouliez me parler de quelque chose, Monsieur ?
– Ah ! voilà, en effet, j’avais certaines choses à vous dire, mais je ne sais trop si je vous les dirai. Certes je crois qu’elles pourraient être pour vous le point de départ d’avantages inappréciables. Mais j’entrevois aussi qu’elles amèneraient dans mon existence, à mon age où on commence à tenir à la tranquillité, bien des pertes de temps, bien des dérangements. Je me demande si vous valez la peine que je me donne pour vous tout ce tracas, et je n’ai pas le plaisir de vous conna tre assez pour en décider. Peut-être aussi n’avez-vous pas de ce que je pourrais faire pour vous un assez grand désir pour que je me donne tant d’ennuis, car je vous le répète très franchement, Monsieur, pour moi ce ne peut être que de l’ennui.
Je protestai qu’alors il n’y fallait pas songer. Cette rupture des pourparlers ne parut pas être de son go t.
– Cette politesse ne signifie rien, me dit-il d’un ton dur. Il n’y a rien de plus agréable que de se donner de l’ennui pour une personne qui en vaille le peine. Pour les meilleurs d’entre nous, l’étude des arts, le go t de la brocante, les collections, les jardins, ne sont que des ersatz, des succédanés, des alibis. Dans le fond de notre tonneau, comme Diogène, nous demandons un homme. Nous cultivons les bégonias, nous taillons les ifs, par pis aller, parce que les ifs et les bégonias se laissent faire. Mais nous aimerions donner notre temps à un arbuste humain, si nous étions s rs qu’il en val t la peine. Toute la question est là ; vous devez vous conna tre un peu. Valez-vous la peine ou non ?
– Je ne voudrais, Monsieur, pour rien au monde, être pour vous une cause de soucis, lui dis-je, mais quant à mon plaisir, croyez bien que tout ce qui me viendra de vous m’en causera un très grand. Je suis profondément touché que vous veuillez bien faire ainsi attention à moi et chercher à m’être utile.
à mon grand étonnement ce fut presque avec effusion qu’il me remercia de ces paroles. Passant son bras sous le mien avec cette familiarité intermittente qui m’avait déjà frappé à Balbec et qui contrastait avec la dureté de son accent :
– Avec l’inconsidération de votre age, me dit-il, vous pourriez parfois avoir des paroles capables de creuser un ab me infranchissable entre nous. Celles que vous venez de prononcer au contraire sont du genre qui est justement capable de me toucher et de me faire faire beaucoup pour vous.
Tout en marchant bras dessus bras dessous avec moi et en me disant ces paroles qui, bien que mêlées de dédain, étaient si affectueuses, M. de Charlus tant t fixait ses regards sur moi avec cette fixité intense, cette dureté per ante qui m’avaient frappé le premier matin où je l’avais aper u devant le casino à Balbec, et même bien des années avant, près de l’épinier rose, à c té de Mme Swann que je croyais alors sa ma tresse, dans le parc de Tansonville ; tant t il les faisait errer autour de lui et examiner les fiacres, qui passaient assez nombreux à cette heure de relais, avec tant d’insistance que plusieurs s’arrêtèrent, le cocher ayant cru qu’on voulait le prendre. Mais M. de Charlus les congédiait aussit t.
– Aucun ne fait mon affaire, me dit-il, tout cela est une question de lanternes, du quartier où ils rentrent. Je voudrais, Monsieur, me dit-il, que vous ne puissiez pas vous méprendre sur le caractère purement désintéressé et charitable de la proposition que je vais vous adresser.
J’étais frappé combien sa diction ressemblait à celle de Swann encore plus qu’à Balbec.
– Vous êtes assez intelligent, je suppose, pour ne pas croire que c’est par manque de relations , par crainte de la solitude et de l’ennui, que je m’adresse à vous. Je n’aime pas beaucoup à parler de moi, Monsieur, mais enfin, vous l’avez peut-être appris, un article assez retentissant du Times y a fait allusion, l’empereur d’Autriche, qui m’a toujours honoré de sa bienveillance et veut bien entretenir avec moi des relations de cousinage, a déclaré naguère dans un entretien rendu public que, si M. le comte de Chambord avait eu auprès de lui un homme possédant aussi à fond que moi les dessous de la politique européenne, il serait aujourd’hui roi de France. J’ai souvent pensé, Monsieur, qu’il y avait en moi, du fait non de mes faibles dons mais de circonstances que vous apprendrez peut-être un jour, un trésor d’expérience, une sorte de dossier secret et inestimable, que je n’ai pas cru devoir utiliser personnellement, mais qui serait sans prix pour un jeune homme à qui je livrerais en quelques mois ce que j’ai mis plus de trente ans à acquérir et que je suis peut-être seul à posséder. Je ne parle pas des jouissances intellectuelles que vous auriez à apprendre certains secrets qu’un Michelet de nos jours donnerait des années de sa vie pour conna tre et grace auxquels certains événements prendraient à ses yeux un aspect entièrement différent. Et je ne parle pas seulement des événements accomplis, mais de l’encha nement de circonstances (c’était une des expressions favorites de M. de Charlus et souvent, quand il la pronon ait, il conjoignait ses deux mains comme quand on veut prier, mais les doigts raides et comme pour faire comprendre par ce complexus ces circonstances qu’il ne spécifiait pas et leur encha nement). Je vous donnerais une explication inconnue non seulement du passé, mais de l’avenir.