法语阅读:追忆似水年华47
Quand j’arrivai chez Elstir, un peu plus tard, je crus d’abord que Mlle Simonet n’était pas dans l’atelier. Il y avait bien une jeune fille assise, en robe de soie, nu-tête, mais de laquelle je ne connaissais pas la magnifique chevelure, ni le nez, ni ce teint, et où je ne retrouvais pas l’entité que j’avais extraite d’une jeune cycliste se promenant coiffée d’un polo, le long de la mer. C’était pourtant Albertine. Mais même quand je le sus, je ne m’occupai pas d’elle. En entrant dans toute réunion mondaine, quand on est jeune, on meurt à soi-même, on devient un homme différent, tout salon étant un nouvel univers où, subissant la loi d’une autre perspective morale, on darde son attention, comme si elles devaient nous importer à jamais, sur des personnes, des danses, des parties de cartes, que l’on aura oubliées le lendemain. Obligé de suivre, pour me diriger vers une causerie avec Albertine, un chemin nullement tracé par moi et qui s’arrêtait d’abord devant Elstir, passait par d’autres groupes d’invités à qui on me nommait, puis le long du buffet, où m’étaient offertes, et où je mangeais, des tartes aux fraises, cependant que j’écoutais, immobile, une musique qu’on commen ait d’exécuter, je me trouvais donner à ces divers épisodes la même importance qu’à ma présentation à Mlle Simonet, présentation qui n’était plus que l’un d’entre eux et que j’avais entièrement oublié d’avoir été, quelques minutes auparavant, le but unique de ma venue. D’ailleurs n’en est-il pas ainsi, dans la vie active, de nos vrais bonheurs, de nos grands malheurs ? Au milieu d’autres personnes, nous recevons de celle que nous aimons la réponse favorable ou mortelle que nous attendions depuis une année. Mais il faut continuer à causer, les idées s’ajoutent les unes aux autres, développant une surface sous laquelle c’est à peine si de temps à autre vient sourdement affleurer le souvenir autrement profond, mais fort étroit, que le malheur est venu pour nous. Si, au lieu du malheur, c’est le bonheur, il peut arriver que ce ne soit que plusieurs années après que nous nous rappelons que le plus grand événement de notre vie sentimentale s’est produit, sans que nous eussions le temps de lui accorder une longue attention, presque d’en prendre conscience, dans une réunion mondaine par exemple, et où nous ne nous étions rendus que dans l’attente de cet événement.