法语阅读:追忆似水年华10
Elles furent plus intéressées quand la veille du jour où Swann devait venir d ner, et leur avait personnellement envoyé une caisse de vin d’Asti, ma tante, tenant un numéro du Figaro où à c té du nom d’un tableau qui était à une Exposition de Corot, il y avait ces mots : de la collection de M. Charles Swann , nous dit : Vous avez vu que Swann a les honneurs du Figaro ? – Mais je vous ai toujours dit qu’il avait beaucoup de go t , dit ma grand’mère. – Naturellement toi, du moment qu’il s’agit d’être d’un autre avis que nous , répondit ma grand’tante qui, sachant que ma grand’mère n’était jamais du même avis qu’elle, et n’étant pas bien s re que ce f t à elle-même que nous donnions toujours raison, voulait nous arracher une condamnation en bloc des opinions de ma grand’mère contre lesquelles elle tachait de nous solidariser de force avec les siennes. Mais nous restames silencieux. Les s urs de ma grand’mère ayant manifesté l’intention de parler à Swann de ce mot du Figaro, ma grand’tante le leur déconseilla. Chaque fois qu’elle voyait aux autres un avantage si petit f t-il qu’elle n’avait pas, elle se persuadait que c’était non un avantage mais un mal et elle les plaignait pour ne pas avoir à les envier. Je crois que vous ne lui feriez pas plaisir ; moi je sais bien que cela me serait très désagréable de voir mon nom imprimé tout vif comme cela dans le journal, et je ne serais pas flattée du tout qu’on m’en parlat. Elle ne s’entêta pas d’ailleurs à persuader les s urs de ma grand’mère ; car celles-ci par horreur de la vulgarité poussaient si loin l’art de dissimuler sous des périphrases ingénieuses une allusion personnelle, qu’elle passait souvent inaper ue de celui même à qui elle s’adressait. Quant à ma mère, elle ne pensait qu’à tacher d’obtenir de mon père qu’il consent t à parler à Swann non de sa femme, mais de sa fille qu’il adorait et à cause de laquelle, disait-on, il avait fini par faire ce mariage. Tu pourrais ne lui dire qu’un mot, lui demander comment elle va. Cela doit être si cruel pour lui. Mais mon père se fachait : Mais non ! tu as des idées absurdes. Ce serait ridicule.
Mais le seul d’entre nous pour qui la venue de Swann devint l’objet d’une préoccupation douloureuse, ce fut moi. C’est que les soirs où des étrangers, ou seulement M. Swann, étaient là, maman ne montait pas dans ma chambre. Je d nais avant tout le monde et je venais ensuite m’asseoir à table, jusqu’à huit heures où il était convenu que je devais monter ; ce baiser précieux et fragile que maman me confiait d’habitude dans mon lit au moment de m’endormir, il me fallait le transporter de la salle à manger dans ma chambre et le garder pendant tout le temps que je me déshabillais, sans que se brisat sa douceur, sans que se répand t et s’évaporat sa vertu volatile et, justement ces soirs-là où j’aurais eu besoin de le recevoir avec plus de précaution, il fallait que je le prisse, que je dérobasse brusquement, publiquement, sans même avoir le temps et la liberté d’esprit nécessaires pour porter à ce que je faisais cette attention des maniaques qui s’efforcent de ne pas penser à autre chose pendant qu’ils ferment une porte, pour pouvoir, quand l’incertitude maladive leur revient, lui opposer victorieusement le souvenir du moment où ils l’ont fermée. Nous étions tous au jardin quand retentirent les deux coups hésitants de la clochette. On savait que c’était Swann ; néanmoins tout le monde se regarda d’un air interrogateur et on envoya ma grand’mère en reconnaissance. Pensez à le remercier intelligiblement de son vin, vous savez qu’il est délicieux et la caisse est énorme , recommanda mon grand-père à ses deux belles-s urs. Ne commencez pas à chuchoter, dit ma grand’tante. Comme c’est confortable d’arriver dans une maison où tout le monde parle bas. – Ah ! voilà M. Swann. Nous allons lui demander s’il croit qu’il fera beau demain , dit mon père. Ma mère pensait qu’un mot d’elle effacerait toute la peine que dans notre famille on avait pu faire à Swann depuis son mariage. Elle trouva le moyen de l’emmener un peu à l’écart. Mais je la suivis ; je ne pouvais me décider à la quitter d’un pas en pensant que tout à l’heure il faudrait que je la laisse dans la salle à manger et que je remonte dans ma chambre sans avoir comme les autres soirs la consolation qu’elle v nt m’embrasser. Voyons, monsieur Swann, lui dit-elle, parlez-moi un peu de votre fille ; je suis s re qu’elle a déjà le go t des belles uvres comme son papa. – Mais venez donc vous asseoir avec nous tous sous la véranda , dit mon grand-père en s’approchant. Ma mère fut obligée de s’interrompre, mais elle tira de cette contrainte même une pensée délicate de plus, comme les bons poètes que la tyrannie de la rime force à trouver leurs plus grandes beautés : Nous reparlerons d’elle quand nous serons tous les deux, dit-elle à mi-voix à Swann. Il n’y a qu’une maman qui soit digne de vous comprendre. Je suis s re que la sienne serait de mon avis. Nous nous ass mes tous autour de la table de fer. J’aurais voulu ne pas penser aux heures d’angoisse que je passerais ce soir seul dans ma chambre sans pouvoir m’endormir ; je tachais de me persuader qu’elles n’avaient aucune importance, puisque je les aurais oubliées demain matin, de m’attacher à des idées d’avenir qui auraient d me conduire comme sur un pont au delà de l’ab me prochain qui m’effrayait. Mais mon esprit tendu par ma préoccupation, rendu convexe comme le regard que je dardais sur ma mère, ne se laissait pénétrer par aucune impression étrangère. Les pensées entraient bien en lui, mais à condition de laisser dehors tout élément de beauté ou simplement de dr lerie qui m’e t touché ou distrait. Comme un malade grace à un anesthésique assiste avec une pleine lucidité à l’opération qu’on pratique sur lui, mais sans rien sentir, je pouvais me réciter des vers que j’aimais ou observer les efforts que mon grand-père faisait pour parler à Swann du duc d’Audiffret-Pasquier, sans que les premiers me fissent éprouver aucune émotion, les seconds aucune ga té. Ces efforts furent infructueux. à peine mon grand-père eut-il posé à Swann une question relative à cet orateur qu’une des s urs de ma grand’mère aux oreilles de qui cette question résonna comme un silence profond mais intempestif et qu’il était poli de rompre, interpella l’autre : Imagine-toi, Céline, que j’ai fait la connaissance d’une jeune institutrice suédoise qui m’a donné sur les coopératives dans les pays scandinaves des détails tout ce qu’il y a de plus intéressants. Il faudra qu’elle vienne d ner ici un soir. – Je crois bien ! répondit sa s ur Flora, mais je n’ai pas perdu mon temps non plus. J’ai rencontré chez M. Vinteuil un vieux savant qui conna t beaucoup Maubant, et à qui Maubant a expliqué dans le plus grand détail comment il s’y prend pour composer un r le. C’est tout ce qu’il y a de plus intéressant. C’est un voisin de M. Vinteuil, je n’en savais rien ; et il est très aimable. – Il n’y a pas que M. Vinteuil qui ait des voisins aimables , s’écria ma tante Céline d’une voix que la timidité rendait forte et la préméditation, factice, tout en jetant sur Swann ce qu’elle appelait un regard significatif. En même temps ma tante Flora qui avait compris que cette phrase était le remerciement de Céline pour le vin d’Asti, regardait également Swann avec un air mêlé de congratulation et d’ironie, soit simplement pour souligner le trait d’esprit de sa s ur, soit qu’elle enviat Swann de l’avoir inspiré, soit qu’elle ne p t s’empêcher de se moquer de lui parce qu’elle le croyait sur la sellette. Je crois qu’on pourra réussir à avoir ce monsieur à d ner, continua Flora ; quand on le met sur Maubant ou sur Mme Materna, il parle des heures sans s’arrêter. – Ce doit être délicieux , soupira mon grand-père dans l’esprit de qui la nature avait malheureusement aussi complètement omis d’inclure la possibilité de s’intéresser passionnément aux coopératives suédoises ou à la composition des r les de Maubant, qu’elle avait oublié de fournir celui des s urs de ma grand’mère du petit grain de sel qu’il faut ajouter soi-même, pour y trouver quelque saveur, à un récit sur la vie intime de Molé ou du comte de Paris. Tenez, dit Swann à mon grand-père, ce que je vais vous dire a plus de rapports que cela n’en a l’air avec ce que vous me demandiez, car sur certains points les choses n’ont pas énormément changé. Je relisais ce matin dans Saint-Simon quelque chose qui vous aurait amusé. C’est dans le volume sur son ambassade d’Espagne ; ce n’est pas un des meilleurs, ce n’est guère qu’un journal merveilleusement écrit, ce qui fait déjà une première différence avec les assommants journaux que nous nous croyons obligés de lire matin et soir. – Je ne suis pas de votre avis, il y a des jours où la lecture des journaux me semble fort agréable... , interrompit ma tante Flora, pour montrer qu’elle avait lu la phrase sur le Corot de Swann dans le Figaro. Quand ils parlent de choses ou de gens qui nous intéressent ! enchérit ma tante Céline. Je ne dis pas non, répondit Swann étonné. Ce que je reproche aux journaux, c’est de nous faire faire attention tous les jours à des choses insignifiantes tandis que nous lisons trois ou quatre fois dans notre vie les livres où il y a des choses essentielles. Du moment que nous déchirons fiévreusement chaque matin la bande du journal, alors on devrait changer les choses et mettre dans le journal, moi je ne sais pas, les... Pensées de Pascal ! (il détacha ce mot d’un ton d’emphase ironique pour ne pas avoir l’air pédant). Et c’est dans le volume doré sur tranches que nous n’ouvrons qu’une fois tous les dix ans, ajouta-t-il en témoignant pour les choses mondaines ce dédain qu’affectent certains hommes du monde, que nous lirions que la reine de Grèce est allée à Cannes ou que la princesse de Léon a donné un bal costumé. Comme cela la juste proportion serait rétablie. Mais regrettant de s’être laissé aller à parler même légèrement de choses sérieuses : Nous avons une bien belle conversation, dit-il ironiquement, je ne sais pas pourquoi nous abordons ces sommets , et se tournant vers mon grand-père : Donc Saint-Simon raconte que Maulevrier avait eu l’audace de tendre la main à ses fils. Vous savez, c’est ce Maulevrier dont il dit : Jamais je ne vis dans cette épaisse bouteille que de l’humeur, de la grossièreté et des sottises. – épaisses ou non, je connais des bouteilles où il y a tout autre chose , dit vivement Flora, qui tenait à avoir remercié Swann elle aussi, car le présent de vin d’Asti s’adressait aux deux. Céline se mit à rire. Swann interloqué reprit : Je ne sais si ce fut ignorance ou panneau, écrit Saint-Simon, il voulut donner la main à mes enfants. Je m’en aper us assez t t pour l’en empêcher. Mon grand-père s’extasiait déjà sur ignorance ou panneau , mais Mlle Céline, chez qui le nom de Saint-Simon – un littérateur – avait empêché l’anesthésie complète des facultés auditives, s’indignait déjà : Comment ? vous admirez cela ? Eh bien ! c’est du joli ! Mais qu’est-ce que cela peut vouloir dire ; est-ce qu’un homme n’est pas autant qu’un autre ? Qu’est-ce que cela peut faire qu’il soit duc ou cocher s’il a de l’intelligence et du c ur ? Il avait une belle manière d’élever ses enfants, votre Saint-Simon, s’il ne leur disait pas de donner la main à tous les honnêtes gens. Mais c’est abominable, tout simplement. Et vous osez citer cela ? Et mon grand-père navré, sentant l’impossibilité, devant cette obstruction, de chercher à faire raconter à Swann les histoires qui l’eussent amusé, disait à voix basse à maman : Rappelle-moi donc le vers que tu m’as appris et qui me soulage tant dans ces moments-là. Ah ! oui : Seigneur, que de vertus vous nous faites ha r ! Ah ! comme c’est bien !