法语阅读:追忆似水年华11
011 : chez la marquise de Saint-Euverte
Mais sa si prcautionneuse prudence fut djoue un soir qu’il tait all dans le monde.
C’tait chez la marquise de Saint-Euverte, la dernire, pour cette anne-l, des soires o elle faisait entendre des artistes qui lui servaient ensuite pour ses concerts de charit. Swann, qui avait voulu successivement aller toutes les prcdentes et n’avait pu s’y rsoudre avait reu, tandis qu’il s’habillait pour se rendre celle-ci, la visite du baron de Charlus qui venait lui offrir de retourner avec lui chez la marquise, si sa compagnie devait l’aider s’y ennuyer un peu moins, s’y trouver moins triste. Mais Swann lui avait rpondu :
– Vous ne doutez pas du plaisir que j’aurais tre avec vous. Mais le plus grand plaisir que vous puissiez me faire, c’est d’aller plutt voir Odette. Vous savez l’excellente influence que vous avez sur elle. Je crois qu’elle ne sort pas ce soir avant d’aller chez son ancienne couturire o, du reste, elle sera srement contente que vous l’accompagniez. En tous cas vous la trouveriez chez elle avant. Tachez de la distraire et aussi de lui parler raison. Si vous pouviez arranger quelque chose pour demain qui lui plaise et que nous pourrions faire tous les trois ensemble. Tachez aussi de poser des jalons pour cet t, si elle avait envie de quelque chose, d’une croisire que nous ferions tous les trois, que sais-je ? Quant ce soir, je ne compte pas la voir ;maintenant si elle le dsirait ou si vous trouviez un joint, vous n’avez qu’ m’envoyer un mot chez Mme de Saint-Euverte jusqu’ minuit, et aprs chez moi. Merci de tout ce que vous faites pour moi, vous savez comme je vous aime. >>
Le baron lui promit d’aller faire la visite qu’il dsirait aprs qu’il l’aurait conduit jusqu’ la porte de l’htel Saint-Euverte, o Swann arriva tranquillis par la pense que M. de Charlus passerait la soire rue La Prouse, mais dans un tat de mlancolique indiffrence toutes les choses qui ne touchaient pas Odette, et en particulier aux choses mondaines, qui leur donnait le charme de ce qui, n’tant plus un but pour notre volont, nous apparat en soi-mme. Ds sa descente de voiture, au premier plan de ce rsum fictif de leur vie domestique que les matresses de maison prtendent offrir leurs invits les jours de crmonie et o elles cherchent respecter la vrit du costume et celle du dcor, Swann prit plaisir voir les hritiers des tigres >>de Balzac, les grooms, suivants ordinaires de la promenade, qui, chapeauts et botts, restaient dehors devant l’htel sur le sol de l’avenue, ou devant les curies, comme des jardiniers auraient t rangs l’entre de leurs parterres. La disposition particulire qu’il avait toujours eue chercher des analogies entre les tres vivants et les portraits des muses s’exerait encore mais d’une faon plus constante et plus gnrale ;c’est la vie mondaine tout entire, maintenant qu’il en tait dtach, qui se prsentait lui comme une suite de tableaux. Dans le vestibule o, autrefois, quand il tait un mondain, il entrait envelopp dans son pardessus pour en sortir en frac, mais sans savoir ce qui s’y tait pass, tant par la pense, pendant les quelques instants qu’il y sjournait, ou bien encore dans la fte qu’il venait de quitter, ou bien dj dans la fte o on allait l’introduire, pour la premire fois il remarqua, rveille par l’arrive inopine d’un invit aussi tardif, la meute parse, magnifique et ds?uvre de grands valets de pied qui dormaient et l sur des banquettes et des coffres et qui, soulevant leurs nobles profils aigus de lvriers, se dressrent et, rassembls, formrent le cercle autour de lui.
L’un d’eux, d’aspect particulirement froce et assez semblable l’excuteur dans certains tableaux de la Renaissance qui figurent des supplices, s’avana vers lui d’un air implacable pour lui prendre ses affaires. Mais la duret de son regard d’acier tait compense par la douceur de ses gants de fil, si bien qu’en approchant de Swann il semblait tmoigner du mpris pour sa personne et des gards pour son chapeau. Il le prit avec un soin auquel l’exactitude de sa pointure donnait quelque chose de mticuleux et une dlicatesse que rendait presque touchante l’appareil de sa force. Puis il le passa un de ses aides, nouveau et timide, qui exprimait l’effroi qu’il ressentait en roulant en tous sens des regards furieux et montrait l’agitation d’une bte captive dans les premires heures de sa domesticit.
quelques pas, un grand gaillard en livre rvait, immobile, sculptural, inutile, comme ce guerrier purement dcoratif qu’on voit dans les tableaux les plus tumultueux de Mantegna, songer, appuy sur son bouclier, tandis qu’on se prcipite et qu’on s’gorge ct de lui ;dtach du groupe de ses camarades qui s’empressaient autour de Swann, il semblait aussi rsolu se dsintresser de cette scne, qu’il suivait vaguement de ses yeux glauques et cruels, que si ’et t le massacre des Innocents ou le martyre de saint Jacques. Il semblait prcisment appartenir cette race disparue – ou qui peut-tre n’exista jamais que dans le retable de San Zeno et les fresques des Eremitani o Swann l’avait approche et o elle rve encore – issue de la fcondation d’une statue antique par quelque modle padouan du Matre ou quelque saxon d’Albert Drer. Et les mches de ses cheveux roux crespels par la nature, mais colls par la brillantine, taient largement traites comme elles sont dans la sculpture grecque qu’tudiait sans cesse le peintre de Mantoue, et qui, si dans la cration elle ne figure que l’homme, sait du moins tirer de ses simples formes des richesses si varies et comme empruntes toute la nature vivante, qu’une chevelure, par l’enroulement lisse et les becs aigus de ses boucles, ou dans la superposition du triple et fleurissant diadme de ses tresses, a l’air la fois d’un paquet d’algues, d’une niche de colombes, d’un bandeau de jacinthes et d’une torsade de serpents.