法语阅读:《天龙八部》(第十二章)
La barque contourna une rangée de saules pleureurs, on voyait au bord du lac un fourré aux fleurs rouges dont les ombres, resplendissantes comme des nuages empourprés, se réfléchissaient dans l’eau. Duan le Vertueux s’écria tout bas: « Ah, ce sont des camélias de Da Li, et ça se plante aussi dans le Lac Tai ? » Lerouge dit : « C’est vrai? Il y a plein de camélias parmi ce pâté de maisons, c’est ainsi qu’on l’appelle le Manoir des Stramoines. » Duan le Vertueux se dit : « Le camélia a pour surnom stramoine. Ce manoir se nomme Stramoine, on verra donc quelles espèces précieuses il y a là-dedans. »
Lerouge faisait forces de rames et la barque approchait du bord. Les camélias rouges et blancs jonchaient à profusion la rive et empêchaient les regards de se prolonger loin. Pourtant, ces camélias n’étaient pas du tout extraordinaires aux yeux de Duan le Vertueux qui était né de Da Li. Il pensa : « Bien que nombreux, les camélias d’ici ne sont pas de meilleure origine. De véritables espèces célèbres devraient être plantées en dedans du manoir. »
Levert aborda le rivage et dit en souriant : « Nous entrons pour quelques instants et reviendrons bientôt. »
En disant d’accord, Duan le Vertueux suivit des yeux les deux petites servantes qui s’éloignèrent bras-dessus bras-dessous avec intimité. Elles disparurent dans la forêt des fleurs.
Duan le Vertueux gagna le rivage. Jugeant qu’il n’y avait personne aux environs, il fit ses besoins au pied d’un arbre. Assis un petit moment à côté de la barque, il s’ennuya et se mit à faire une promenade à l’aventure. Il n’existait absolument pas d’autres fleurs que des camélias et même les plus ordinaires ainsi que volubilis, roses ou pivoines n’étaient pas du tout plantés. Ces camélias n’avaient cependant rien de particulier, et le seul mérite ne consistait qu’à leur multiplicité. Très peu souvent, se voyaient quelques espèces précieuses, mais elles n’étaient malheureusement pas méthodiquement plantées. Duan le Vertueux se dit : « Ce manoir a beau se nommer Stramoine, on y a énormément gâché de bonnes espèces de camélias. »
La voix de Lerouge sortit brusquement du bois d’à côté: « Notre jeune maître va très bien. Depuis deux mois, il exerce avec assiduité le ‘Bâton-Battant-Chiens’ du Gang des Mendiants. On suppose qu’il a l’intention de se mesurer avec quelque grand mendiant» Duan le Vertueux se dit : « Elles parlent de leur jeune maître Murong. Il m’est imprudent de les écouter en cachette, mieux vaut m’en aller loin. » Juste à ce moment, il entendit le léger soupir d’une jeune fille.
En un tournemain, Duan le Vertueux s’électrisa de plein corps et ne put plus empêcher la folle palpitation du cœur : « Ce soupir est tellement agréable à écouter. Ce monde terrestre possède en fin de compte une voix pareille ? »
cette voix demanda tout légèrment : « Où va-t-il cette fois ? »
Un simple soupir ayant déjà tourneboulé Duan le Vertueux, ce propos mit de plus belle son sang en ébullition. Aigre et amer à la fois au cœur, il ne pouvait pas exprimer sa jalousie : « Clair comme le jour, c’est Murong dont elle parle. Elle a tant de souci pour Murong. Ah, Murong, comme tu es heureux pour mériter ce bonheur féerique! »
On entendit ensuite la voix de Lerouge : « Avant de partir, notre jeune maître dit qu’il allait rencontrer de grands parrains du Gang des Mendiants. »
La jeune fille anonyme soupira tout bas : « Vous avez assisté aux exercices de ce Bâton quand Murong le pratiquait? Il a éprouvé des difficultés ? » Lerouge dit : « Notre jeune maître le pratique très rapidement, c’est fluide et coulant du début jusqu’au bout. » La jeune fille poussa un léger cri d’épouvante: « Il l’a vraiment pratiqué très vite ? » Lerouge dit : « Oui, ce n’est pas correct ? » La jeune fille dit : « Bien sûr que non. J’ignore les approches secrètes du ‘Bâton-Battant-Chiens’, mais d’après les mouvements de ce Bâton, certaines séries doivent à coup sûr se pratiquer aussi lentement que possible, et pour certaines séries, tantôt vite tantôt lentement, rapide mêlé de lent, lent mêlé de rapide, cela ne fait aucun doute. S’il le dispute en rapidité à des grands mendiants, je crains… je crains…vous…vous avez une idée pour lui apporter un message ?»
Duan le Vertueux était très étonné : « Quand on parle de ‘ Gusu Murong’ à Da Li, on est toujours plein d’admiration et de crainte. Mais suivant la logique de cette jeune fille, on dirait que le Wu Gong de Murong a encore besoin de son orientation. Jeune comme elle, cette fille a vraiment une telle capacité ? » Tout en extase, il heurta brusquement la tête contre une branche et poussa un « Ah » Lorsqu’il s’empressa de se cacher, c’était trop tard.
La jeune fille demanda : « Qui est là ? »
Jugeant qu’il n’était plus possible de s’enfouir, Duan le Vertueux poussa un toussotement et dit derrière le fourré : « Me voici, Duan le Vertueux. Appréciant les camélias de votre manoir, j’ai erré jusqu’ici sans permission. Veuillez pardonner cette injure. »
La jeune fille dit à mi-voix : « C’est bien la jeune personne qui est venue avec vous ? »
Lerouge se hâte de dire : « Oui. Ne t’occupe pas de lui, et nous allons bientôt partir. »
Dès le premier soupir de la jeune fille, Duan le Vertueux s’enivrait de plus en plus dans sa voix agréable. Si elle partait, il ne la reverrait plus jamais, et ce serait un grand regret pour toute sa vie. Au risque d’être blâmé, il décida de la voir au moins d’un coup d’œil ; en se donnant du courage, il dit à haute voix : « Attends, ma sœur Levert, peux-tu rester ici pour m’accompagner ? » Cela dit, il sortit du fourré.
Surprise de sa présence, la jeune fille lança un petit cri d’épouvante et lui tourna le dos.
Sorti du bois, Duan le Vertueux vit la silhouette d’une jeune fille. Face aux camélias, elle était toute svelte ; les longs cheveux ficelés d’un ruban de soie se laissaient suspendus sur ses épaules. Fixant le regard sur ce joli profil, Duan le Vertueux avait l’impression qu’il y avait une légère brume vaporeuse voilant cette fille et qu’elle n’était même pas une belle terrestre. Le Vertueux s’inclina profondément et dit : « Veuillez agréer, mademoiselle, un salut de ma part. »
La jeune fille trépigna du pied gauche et dit avec indignation : « Lerouge, Levert, vous avez bien fait de susciter des troubles. Je ne veux pas voir d’hommes de l’extérieur. » En disant, elle avança, fit plusieurs détours et disparut enfin dans les bosquets des camélias.
Levert pouffa de rire et dit à Duan le Vertueux : « Tu vois comme notre demoiselle est emportée ! Dépêchons-nous de nous en aller donc. » Lerouge lui dit aussi : « Heureusement que tu t’es présenté pour nous tirer d’embarras, sinon, elle nous demanderait de transmettre son message au risque de nos vies. »
Ayant fait irruption dans la conversation d’autrui avec insolence, et blâmé par la jeune fille, Duan le Vertueux était bien honteux et avait cru que ces deux servantes le réprimanderaient sûrement; mais ces dernières lui exprimèrent en revanche leur reconnaissance, cela lui semblait inattendu. Seulement, la belle étant partie pour de vrai, Duan le Vertueux éprouvait une vague tristesse et regardait le bosquet où la belle créature avait disparu, l’air interloqué.
Levert tira la manche de Duan qui sursauta et revint à lui. Il se calma un instant et dit : « Oui, il est vraiment temps de partir. » Suivant les servantes, il retournait la tête, à chaque pas égarée et se disait : « Si Duan le Vertueux n’a pas eu de la chance, pourquoi a-t-il entendu quelques soupirs de la jeune fille et même vu sa taille féerique ? S’il a eu de la chance, pourquoi il n’a pas pu la voir d’un seul coup d’œil ? » Les bosquets s’éloignaient petit à petit et la mélancolie de Le Vertueux redoublait.
Tout d’un coup, Lerouge s’écria avec désarroi : « Madame…Madame la Tante va rentrer. »
Un bateau au loin sur le lac venait vers le manoir, rapide comme une flèche ; en un clin d’œil, il approchait déjà de la rive. Dans la proue du bateau se dessinaient au pinceau d’innombrables camélias. Lerouge et Levert se levèrent et baissèrent la tête, l’air extrêmement respectueux. Levert fit geste à Duan le Vertueux pour qu’il se levât aussi. Le Vertueux fit non de la tête et dit : « Lorsque le maître sort et m’aborde, je vais certainement me lever. En tant qu’homme, il ne faut pas être trop modeste. »
Une haute voix féminine se fit entendre dans le bateau : « Quel homme a eu l’audace de s’introduire dans le Manoir des Stramoines ? Il n’a pas peur qu’on lui coupe les jambes ? » Cette voix était à la fois imposante et cristalline. Le Vertueux éleva sa voix : « Moi, Duan le Vertueux, je suis passé par votre manoir en quête d’un refuge. Veillez pardonner mon irruption tout à fait indépendante de ma volonté. » Non sans surprise, la femme dit : « Tu as Duan pour nom de famille ? » Le Vertueux répondit : « Tout à fait.»
Le bateau avait jeté l’ancre. Au son d’une série de grelots, sortaient des couples de jeunes filles à pas pressé, toutes en habits de servantes, l’épée à la main dont les lames givrées faisant ressortir les vapeurs des fleurs. Il y avait au total neuf couples de jeunes filles et elles se rangèrent en deux lignes, les pointes d’épée dirigées vers le ciel. Tout le monde en place, sortit du bateau une femme.
A la vue du visage de cette femme, Duan le Vertueux ne put s’empêcher de crier, ayant l’impression de tomber dans un rêve : cette femme en jaune de soie ressemblait extrêmement à la statue de jade sur laquelle il était tombé dans la caverne de la Montagne Sans Mesure. Seulement, cette femme était à l’âge moyen tandis que la statue de caverne était une jeune fille à dix-huit ans. Duan le Vertueux se concentra et trouva que sourcil, yeux, bouche et nez de cette femme n’étaient en fait pas aussi beaux que ceux de la statue, et qu’à un âge différent, elle avait plus de traces du temps sur son visage. Lerouge et Levert, voyant Duan le Vertueux contempler avec insolence Madame Wang sans cligner les yeux, étouffèrent des gémissements et lui firent signe sans cesse de ne plus la regarder en face. Mais les yeux de Duan le Vertueux semblaient enracinés sur le visage de Madame Wang.
La femme lui jeta un regard oblique et dit d’un ton froid : « Cet homme est tellement insolent, que vous lui coupiez les pieds, lui creusiez les yeux et lui tranchiez la langue à tout à l’heure. » Une serviette répondit : « A vos ordres. »
L’humeur de Duan le Vertueux s’assombrit : « Si on me tue pour de vrai, c’est déjà un malheur ; mais si on me coupe les pieds, me crève les yeux et me tranche la langue, les souffrances entre la vie et la mort seront encore plus insupportables. » N’ayant peur que jusqu’à ce moment, il ruminait dans le cœur « Scandale, Scandale » ; mais ces pensées se prononcèrent involontairement de sa bouche : « Scandale, Scandale». Madame Wang poussa un grognement avec mépris et dit : « Il y a encore plein d’autres scandales inouïs dans ce monde. »
Duan le Vertueux était à la fois peureux, désappointé et navré. Il avait été tellement pénétré d’admiration par la statue de la Sœur Aînée Immortelle ; la femme ici présente ressemblait tellement à la statue de jade, seulement, avec des conduites diaboliques.
Pendant qu’il réfléchissait, quatre servantes sortirent quatre pots de fleurs; Duan le Vertueux se sentit exalté d’un coup. C’était tous des camélias, et aussi des espèces assez précieuses. Da Li passait pour le numéro un pour planter des camélias et il y avait d’innombrables espèces célèbres dans sa famille royale. Imprégné de ces connaissances dès sa naissance, Duan le Vertueux s’était familiarisé avec les qualités et les natures des camélias autant que les pêcheurs avec les poissons ou les paysans avec les plantes. N’ayant pas vu de vraies espèces précieuses dans le manoir, il avait jugé que le Manoir des Stramoines ne méritait pas son nom ; mais à la vue de ces fleurs dans les pots, il finit par se dire : « Oui, ça c’est enfin quelque chose de classe. »
Madame Wang dit : « Lethé, il fut difficile de nous procurer ces quatre camélias ‘Pleine Lune’, soigne-les attentivement. » La servante nommée Lethé répondit : « d’accord. » A ce propos peu professionnel, Duan le Vertueux pouffa de rire avec ironie. Wang dit par la suite : « Il a fait du vent au lac, ces fleurs ont été mises dans la cabane du bateau sans être exposés au soleil. Dépêche-toi de les mettre au soleil et ajoutes-y beaucoup d’engrais. » Lethé répondit : « D’accord. » A ce moment, Le Vertueux ne put plus s’empêcher, il éclata de rire.
Trouvant ce rire curieux, Madame Wang demanda à Duan le Vertueux : « Pourquoi tu ris ? » Duan le Vertueux dit : « Je me moque de vous qui n’êtes pas experte en camélias mais qui insistez pour les planter. Ces espèces précieuses tombent dans vos mains, c’est vraiment une chose aussi déplorable que l’on brûle l’orgue ou que l’on cuit la grue. Tant pis, tant pis pour ces fleurs. » Bien vexée, Madame Wang dit : « Si je ne suis pas experte en camélias, se peut-il que tu l’en sois ? » Elle se ravisa tout d’un coup, réalisant que ce jeune homme s’appelait Duan et venait de Da Li, et qu’il était probablement expert en camélias ; mais elle répugnait à retirer la parole : « Notre manoir s’appelle Manoir des Stramoines, et il y a plein de stramoines en dedans comme au-dehors. Tu vois comme ils poussent avec exubérance ! Mais pourquoi me juges-tu non experte en camélias ? » Duan le Vertueux dit en souriant : « Les camélias banals au-dehors n’exigent pas une condition spécialement soignée. Mais ces quatre espèces sont d’une beauté éclatante, si une profane comme vous était capable de les bien planter, je ne m’appellerais plus Duan. »
Ravie des camélias, Madame Wang ne ménageait jamais d’argent pour se procurer des bonnes espèces ; mais une fois transplantée dans le Manoir des Stramoines, aucune espèce n’avait pu se développer en plein épanouissement : au bout d’un an, elle soit fanait, soit agonisait. Madame Wang en était souvent inquiète. C’est ainsi que les propos de Duan le Vertueux, au lieu de la fâcher, lui plurent beaucoup. Elle avança de quelques pas et dit : « En quoi mes quatre pots de fleurs font la différence ? Comment peut-on les faire prospérer ? » Duan le Vertueux dit : « Si vous voulez me consulter, vous ferrez mieux d’être respectueuse, si vous voulez me faire subir des tortures, coupez d’abord mes pieds avant de vous renseigner auprès de moi. »
Madame Wang se mit en colère : « Que c’est facile de couper tes pieds. Lapoésie, coupe-lui le pied gauche ! » La servante nommée Lapoésie tira son épée en disant d’accord. Levert dit avec empressement : « Arrêtez, Madame la Tante. Cet homme est très revêche. Si vous le blessez, il préférera mourir plutôt que de vous dire quoi que ce soit. » Dans l’intention initiale de lui faire peur, elle éleva la main gauche, et Lapoésie arrêta sur place.
Duan le Vertueux dit en souriant : « Si vous me coupez les pieds, et les enterrez comme engrais de bonne qualité sous ces camélias blancs, vos fleurs se développeront très vite, elles atteindront la dimension d’un grand bol, Ha Ha Ha, que c’est formidable, que c’est une idée géniale ! Géniale ! »
C’était exactement l’idée de Madame Wang à l’origine, mais le ton anti-phrastique de Duan la coinça d’un coup. Elle n’arriva à prononcer qu’un petit instant après : « Sans blague ! Raconte-moi en quoi consistent les mérites de mes quatre fleurs. Si tu dis juste, nous ne t’en régalerons pas moins. »
Duan le Vertueux dit : « Madame Wang, vous avez dit que ces quatre camélias sont nommés ‘Pleine Lune’, c’est tout à fait erroné. Vous ne connaissez même pas leur nom, comment pouvez-vous être experte ? L’un d’entre eux s’appelle ‘Parure Rouge Habit Blanc’, l’autre, c’est ‘Visage Egratigné de la Belle’. » Madame Wang dit à l’air curieux : « ‘Visage Egratigné de la Belle’ ? Que c’est bizarre comme nom. C’est lequel ? »
Duan le Vertueux dit : « Si vous voulez me consulter, il faut être respectueux. »
Apprenant que ces quatre camélias avaient chacun un nom particulier, Madame Wang en fut pourtant bien contente. Elle dit : « Eh bon, Lapoésie, dis à la cuisine de préparer une bonne chère pour régaler notre hôte. »
Levert et Lerouge se virent l’une et l’autre, à la fois surprises et transportées de joie: Duan Le Vertueux avait échappé de peu à mort et commencé à faire l’objet d’un accueil distingué ! Duan le Vertueux dit : « Duan le Machin vous dérange dans l’imprudence et vous être priée de ne pas en tenir rigueur. » Madame Wang répondit : « Vous nous honorez de votre présence et l’humble Manoir des Stramoines en sera glorieusement brillant. »
Tous les deux avancèrent en prodiguait les formules d’obséquieuse politesse, en fort contraste avec le moment précédent où Duan frôlait la mort. En compagnie de Madame Wang, Duan le Vertueux traversa la forêt des fleurs, passa le pont de pierre, longea une allée et arrêta devant un pavillon sous le toit du quel était suspendu un panneau avec des caractères verts sur fond rouge: Pavillon des Nuages Multicolores. Des camélias étaient plantés partout aux environs, mais ils n’étaient que de la troisième ou de la quatrième classe, peu en harmonie avec ce pavillon délicat.
Madame Wang en eut pourtant l’air fier : « Da Li prétend posséder une quantité incomparable de camélias, mais je crains que les fleurs chez vous ne soient inévitablement éclipsées par les nôtres. » Duan dit : « Ces fleurs-là, mes compatriotes ne les plantent pas. » Madame Wang dit en souriant : « C’est vrai ? » Duan dit : « Même un campagnard de Da Li est expert en espèces banales comme celles-ci, on craint que ce ne soit un peu trop rustique. » Madame changea de contenance, vexée : « Qu’est-ce que tu racontes ? Tu considères mes camélias comme rustiques, tu …tu dépasses la mesure. »
Duan le Vertueux dit : « Puisqu’il en est ainsi, je n’ai plus rien à dire… » Il montra du doigt un camélia multicolore : « Je suppose que vous prenez cette fleur pour un trésor sans prix…oui, c’est vrai, la balustrade d’à son côté est du jade He Zhen, c’est joli, c’est joli … » Il ne cessa de faire l’éloge de la balustrade sans commenter la fleur, comme on fit claquer sa langue d’admiration pour le noir de l’encre et la préciosité du papier en négligeant la calligraphie là-dessus.
Ce camélia comprenait rouge, blanc, pourpre et jaune, respirant une splendide dignité. Madame Wang le considérait depuis toujours comme précieux. A ces propos dédaigneux, elle fronça les sourcils, laissant une volonté d’homicide dans les yeux. Duan le Vertueux dit : « Je vous demande Madame, comment s’appelle cette fleur chez vous ? » Madame Wang dit en colère : « Nous n’avons pas un nom particulier pour elle, et nous l’appelons tout simplement ‘Camélia à Cinq Couleurs’. » Duan le Vertueux dit en souriant : « Il a pourtant un nom à Da Li : ‘ Lettré Echouant au Concours’ »
Madame Wang dit d’un ton soupçonneux : « Que c’est un nom lamentable, c’est plutôt toi qui l’as inventé. Cette fleur est magnifique, en quoi ressemble-t-elle à un lettré qui échoue au concours ? » Duan le Vertueux dit : « Je vous prie de compter Madame, combien de couleurs y a-t-il là-dessus ? » Madame Wang dit : « J’ai déjà compté, quinze ou seize couleurs au moins. » Duan dit : « Cela comprend dix-sept couleurs au total. Nous avons à Da Li une espèce de camélia très précieuse, appelée ‘ Dix-huit Académiciens’. C’est vraiment de première qualité, sans pareil dans le monde entier : un plant comprend au total dix-huit fleurs dont chacune revêtit une couleur différente ; la fleur rouge est toute rouge, tandis que la fleur pourpre toute pourpre sans aucune bariolure ; en plus, leurs formes sont différentes les unes des autres avec chacune leur singularité subtile ; elles s’épanouissent et fanent strictement en même temps. Vous les avez vues ? » Madame Wang l’écouta en extase : « Il existe en ce monde une sorte de camélias pareille ? Je ne l’ai même jamais entendu dire. »
Duan le Vertueux dit : « Un peu moins précieux que ‘Dix-huit Académiciens’, c’est ‘Treize Paladins’ qui a treize fleurs avec chacune une couleur différente, ‘Huit Immortels Traversant la Mer’ avec huit fleurs aux huit couleurs, ‘ Sept Fées’, avec sept fleurs, ‘Trois Chevaliers Errants’, avec trois fleurs, ‘Deux Qiao’, avec une fleur rouge et une fleur blanche. Tous ces camélias doivent forcément être d’une couleur pure: rouge mêlé de blanc ou blanc mêlé de pourpre, ce serait de qualité secondaire. » Remplie d’admiration, Madame Wang se dit tout bas : « Pourquoi il ne m’a jamais dit cela ? »
Duan le Vertueux dit : « ‘Huit Immortels Traversant la Mer’ exige une fleur pourpre foncé et une couleur rouge-claire qui représentent respectivement ‘Canne de fer Li’ et ‘Dame Féerique He’ ; manque de ces deux couleurs, même si huit fleurs avec huit couleurs cohabitent, ce plant n’aurait pas pour nom ‘Huit Immortels Traversant la Mer’ mais ‘Huit Trésors Décorés’, celui-ci est pourtant également classé comme célèbre, mais beaucoup moins précieux que ‘Huit Immortels Traversant la Mer’ » Madame Wang dit : « C’est donc ça ! » Duan le Vertueux dit : « Quant à ‘Trois Chevaliers Errants’, y a aussi espèces de la meilleure qualité et de la seconde qualité. Pour être strictement aux normes, il faut que la fleur pourpre soit la plus grande, représentant ‘Homme aux Barbes de Dragon’, ensuite la blanche, qui est ‘Li Jing’, et enfin, la fleur rouge soit la plus mignonne qui représente ‘Fille à la Manche Rouge’. Si la fleur rouge est plus grande que la pourpre et la blanche, le plant serait réduit à un classement inférieur. » Duan connaissait sur le bout du doigt ces célèbres camélias comme si on comptait ses trésors de famille. Madame Wang l’écoutait avec plaisir : « Je n’ai même pas vu la seconde qualité, pas question de la meilleure. »
Duan le Vertueux montra le camélia à cinq couleurs et dit : « Ce plant a une couleur de moins que ‘ Dix-huit Académiciens’, ses couleurs ne sont pas pures mais bariolées, certaines de ses fleurs sont plus grandes et certaines sont plus petites. Il imite ‘ Dix-huit Académiciens’ aveuglement mais d’une manière grotesque, toujours en vain comme un demi-savant, c’est pourquoi nous l’appelons ‘Lettré Echouant au Concours’ » Madame Wang éclata de rire : « Ce nom est mordant et mesquin, c’est sûrement un lettré comme vous qui l’a inventé. »
A ce moment-là, Madame Wang était totalement convaincue par l’œil expert de Duan en camélia. Extasiée quelques instants, elle reprit la parole : « Vous m’avez parfaitement initiée aux espèces de camélias. Les quatre pots de camélias que je viens de ramener, un jardinier à Su Zhou les appelle ‘ Pleine Lune’, mais vous nommez ‘‘Parure Rouge Habit Blanc’ pour l’un et ‘Visage Egratigné de la Belle’ pour un autre. Qu’est-ce qui fait la différence ? »
Duan le Vertueux dit : « Un grand camélia blanc vaguement taché de noir s’appellerait ‘ Pleine Lune’, et les taches noires ne sont d’autres que des branches du laurier dans la lune. La fleur blanche par là avec deux noires taches ovales, elle s’appelle ‘ Œil charmant’ » Madame dit dans la joie : « Ca c’est bien nommé. »
Duan le Vertueux dit : « La fleur blanche tachée de rouge s’appelle ‘‘Parure Rouge Habit Blanc’. Les pétales blancs beurrés de vert et avec une raie rouge ont pour nom ‘Visage Egratigné de la Belle’ ; mais si les raies rouges étaient trop nombreuses, ce serait ‘ Belle Mignonne Appuyée contre Balustrade’. Imaginez Madame, une belle doit être douce et élégante. Si une petite blessure se fait dans sa figure, cela n’aurait pas été une bévue commise par elle-même aux cours de ses toilettes, ni par quelqu’un d’autre ; mais si elle se fait blesser par un perroquet lorsqu’elle le nourrit, ce serait bien une possibilité compréhensible. C’est ainsi que le vert obscur sur le pétale est indispensable ; il représente le perroquet aux plumes vertes. Si sa figure est toute blessée, cela signifie qu’elle se bagarre d’un instant à l’autre, et à quoi consisterait-elle sa beauté dans ce cas là ? »
Madame Wang, hochant la tête depuis longtemps d’un air satisfait, changea de contenance tout d’un coup et dit à haute voix : « Comme tu es audacieux, tu te moques de moi ? »
Bien surpris, Duan s’empressa de dire : « Non, non, à quel moment vous ai-je désobligée ? » Madame dit en colère : « C’est à l’instigation de quel homme que tu as osé inventer ce tas de mensonges ? Qui a dit qu’une femme forte en Wugong ne serait pas belle ? A quoi bon d’être douce et élégante ? » Duan était étonné : « J’ai parlé seulement d’un sens commun. Parmi les femmes fortes en Wugong, ça se peut qu’il y en ait pas mal qui seraient à la fois belles et élégantes. » Mais ce propos semblait pourtant ironique aux oreilles de Madame Wang ; elle dit dans une colère bleue : « Tu dis que je ne suis pas élégante ? »
Duan le Vertueux dit : « Vous savez mieux que personne si vous êtes élégante ou non, et un jeune comme moi ne saurait commenter là-dessus. Seulement, une femme tendancieuse à frapper et tuer quelqu’un d’inconnu ne mérite certainement pas un renom d’élégance. » Tout en disant cela, il se mit à prendre la mouche, oubliant d’être prudent.
Madame Wang éleva la main gauche, les quatre servantes d’à côté avancèrent d’un pas. Madame Wang dit : “ Emmenez cet homme sous escorte, et forcez-le à arroser les camélias. » Les quatre servantes répondirent : « A votre ordre. »
Madame Wang dit : « Duan le Vertueux, tu es originaire de Da Li et tu as en même temps Duan pour nom de famille. Tu es condamné à mort, mais je te fais grâce. Que tu t’occupes des camélias de notre manoir, surtout de ces quatre pots de fleurs blanches nouvellement procurées. Sois attentif. Ecoute, si un de ces quatre plants meurt, je te couperai une main, si c’est deux, je te couperai deux mains, si quatre, tu n’auras plus tes quatre membres. » Duan le Vertueux dit : « Mais si ces quatre prospèrent ? » Madame Wang dit : « Dans ce cas-là, que tu me cultives d’autres espèces, telles que ‘ Dix-huit Académiciens’, ‘Treize Paladins’, ‘Huit Immortels Traversant la Mer’, ‘Sept Fées’, ‘ Trois Chevaliers Errants’ et ‘ Deux Qiao’. Je veux plusieurs échantillons pour chaque espèce. Si tu n’arrives pas à les cultiver, je te creuserai les yeux. »
Duan le Vertueux protesta à haute voix : « Ces célèbres espèces sont rares même à Da Li. Comment voulez-vous que je vous les procure à Jiang Nan ? Si vous possédiez plusieurs échantillons pour chaque espèce, ça ne serait plus question de la célébrité ! Couper les mains aujourd’hui, creuser les yeux demain, vous ferez mieux de me tuer sur-le-champ. » Madame Wang riposta : « Tu es trop impatient pour vouloir vivre. Comment tu oses prendre de telles libertés avec moi ? Qu’on me le fasse disparaître ! »